chapitre X
L’armée faisait toujours bien les choses et les voitures-spectacles étaient immenses, luxueuses, très bien décorées, pourvues d’une excellente sonorisation et d’une machinerie de scène perfectionnée. Par exemple Mandrax le prestidigitateur trouvait là de quoi réaliser ses meilleurs numéros. Le clou en était Les Délices de Capoue. Il enfermait de petites poupées dans une boîte et, par un trucage très perfectionné, transformait la boîte en palais romain dans lequel les poupées, devenues personnages réels, se livraient à une orgie totale.
Toute la troupe participait à ce numéro, Yeuse comme les autres, le Gnome comme certains machinistes. Mandrax ne l’avait mis au point que dans la zone des combats et dans la troupe on commençait d’en avoir assez.
— Que ce soient les officiers ou les soldats il leur faut du cul, disait le Gnome avec rage. Le cabaret Miki est en train de sombrer bel et bien dans le comique troupier et de perdre sa réputation.
Le directeur en était très conscient mais c’était ça ou rien. La Compagnie lui refusait de revenir à l’arrière. En échange jamais les caisses n’avaient été aussi remplies et les cachets avaient été triplés depuis qu’ils jouaient à proximité du front.
Dans les coulisses, le Gnome arracha son pénis factice et le jeta à terre. Il allait le piétiner lorsque le directeur se précipita pour le ramasser :
— Tu es fou, il vaut une fortune.
Yeuse s’esclaffa nerveusement en voyant leur patron tenant ce sexe postiche sur son cœur et regagna sa loge. Lorsqu’elle s’assit devant sa glace pour se démaquiller celle-ci vibrait, mais Yeuse n’y faisait plus attention. Les convois militaires, les unités de la flotte ne cessaient d’aller et venir dans un désordre total. La guerre se poursuivait dans une complète anarchie, semblait-il. Parfois des missiles se mettaient à pleuvoir à cinquante kilomètres de la ligne des combats et, dans le même temps, les troupes assistaient à un spectacle ou étaient cantonnées sur le front d’un calme absolu. En fait il y avait de plus en plus une volonté de part et d’autre d’intimider l’adversaire. Les grosses unités, les superforteresses, les cuirassés qui atteignaient jusqu’à un kilomètre de long sur deux cents mètres de large roulaient sans cesse sur les énormes réseaux que l’on ne cessait de réparer, d’agrandir, si bien que le front n’était plus qu’un entrelacs de rails, d’aiguillages, de balises. Dès qu’un missile détruisait une portion de voie, les grosses machines intervenaient, arrachaient les rails tordus, ratissaient la glace, reconstruisaient les ballasts et reposaient des rails tout neufs. Les autres, entassés sur des plates-formes, roulaient déjà vers l’arrière où ils seraient refondus dans les hauts fourneaux, serviraient à fabriquer d’autres rails. Parfois il y avait des convois de cent plates-formes dans un sens et autant dans l’autre. Entre les monstres de guerre armés de centaines de lance-missiles circulaient des unités plus petites, plus hargneuses qui allaient harceler l’ennemi jusque chez lui, utilisaient la moindre voie encore intacte. Il y avait les casernements, les trains-hôpitaux, les trains de l’état-major, de la logistique.
Yeuse en avait assez de cette pagaille dantesque et aspirait à une vie plus régulière, plus calme. Une vie où il n’y aurait ni grondements continuels ni vibrations, où elle pourrait reprendre ses pastiches et non exhiber sa nudité et mimer les scènes pornographiques. Les wagons-spectacles ne désemplissaient pas et le directeur envisageait sérieusement de recruter d’autres comédiens. Mais c’était un espoir interdit puisqu’il aurait dû quitter la zone des combats pour aller les engager à deux mille kilomètres de là.
— C’est l’affaire de Knot Station évidemment. Mais il y a déjà plus de quatre mois… Je suis sûr que dans toute la Concession personne n’ignore plus rien de cette attaque des commandos Roux mais la Compagnie est figée dans sa bureaucratie, et s’efforce de soutenir la thèse officielle. Et en définitive c’est elle qui gagnera. D’ici quelque temps plus personne ne croira que les Roux ont attaqué Knot Station. Même les témoins de cette affaire.
Ils en discutaient de moins en moins à la cafétéria de la troupe. Ils étaient surveillés, espionnés. On disait que le magicien, par exemple, travaillait pour la Sécurité mais on le disait, selon l’époque et l’humeur, de tout le monde.
Le train-cabaret stationnait dans un cantonnement monstrueux. Yeuse estimait à cent mille personnes la population de ce camp militaire. La vie y était à la fois compliquée, assez libre et le gaspillage atteignait des sommets incroyables. Le cuisinier de la cafétéria obtenait tout ce qu’il voulait de l’intendance militaire. Des aliments rares et savoureux, des boissons alcoolisées, des combinaisons isothermes dernier cri, des draisines pour circuler, des corvées de soldats pour le nettoyage. Dans le même temps, les troupes étaient très mal nourries, mouraient plus du froid et du scorbut que de blessures de guerre.
Toutes les filles avaient trouvé un officier comme protecteur. L’une d’elles avait même un général comme amant et aussi un sergent de dix-huit ans. Le cache-cache constant qu’elle devait mener lui faisait oublier le danger de leur situation. Yeuse n’avait personne. Non par fidélité à Lien Rag mais parce qu’elle était lasse, écœurée d’elle-même et de la vie. Elle s’était mise à boire, dans la journée surtout. Parfois elle montait dans une draisine et le chauffeur la conduisait jusqu’aux ruines d’une ville détruite depuis les premiers jours de la guerre et dont le nom était un secret militaire. La verrière archaïque avait en partie fondu sous l’impact des missiles thermiques et, tout de suite après l’ancien sas, les rails s’étaient enroulés sur eux-mêmes en de fantastiques ressorts. Yeuse descendait sur le quai vitrifié par les explosions et marchait dans les anciennes travées, suivait les voies, s’arrêtait devant certaines maisons mobiles éventrées. Autrefois les habitants avaient essayé de donner un style à leurs habitations sur roues. De fausses briques, de faux colombages. Mais lorsqu’on regardait vers le bas on apercevait les roues à boudin.
Elle aimait surtout aller jusqu’à une ancienne auberge qui s’appelait la Guinguette. On avait pu dans le temps prendre ses repas sous une fausse tonnelle en plastique. Celle-ci était encore intacte mais dès qu’on la touchait elle se brisait à cause du froid intense qui désormais régnait sur les ruines.
Elle s’asseyait à une table, et rêvait. Elle pensait à Lien, à l’enfant né de cette Femme Rousse, à sa vie qui lui paraissait gâchée, sans but.
En général le chauffeur, inquiet, émettait de petits coups de sirène pour qu’elle rejoigne la draisine ou venait la chercher. Un jour il avait essayé de lui faire l’amour dans le compartiment arrière de la voiture mais elle l’avait découragé d’un sourire mélancolique.
Plus au sud il y avait aussi un site exceptionnel qui l’attirait. Une voie ferrée mal entretenue y conduisait et chaque fois son chauffeur protestait, disait qu’ils ne pourraient jamais revenir. Il devait descendre de son siège pour débloquer les aiguillages à la main.
La voie serpentait à flanc d’une ancienne montagne ; certains disaient que c’était autrefois l’Oural qui séparait l’Europe de l’Asie mais elle était ensevelie depuis des siècles sous la glace. Cette voie traversait la vallée par un viaduc immense, un viaduc en glace construit par les hommes. Détruit depuis par les bombardements, il en subsistait encore cinq arches, merveilles de grâce et d’architecture.
— Je ne comprends pas, disait le chauffeur… Pourquoi prendre la peine de faire ces piliers, hein ? Il aurait suffi de remblayer pour parvenir au même résultat et un remblai aurait mieux tenu le coup.
Yeuse pensait que c’était un être sensible, un poète qui avait conçu ce viaduc pour la beauté seulement. La beauté de la glace aux profondeurs bleutées qui enjambait le vide. À part la cathédrale de Chapel Station elle n’avait jamais rien vu de tel. Les hommes n’utilisaient pas la glace comme matériau. Ils la redoutaient trop pour cela et un seul avait osé en édifiant ce viaduc.
— Où conduit-il ?
— Nulle part, dit le chauffeur… Où voulez-vous qu’il conduise ? Même s’il y avait une station de l’autre côté maintenant il n’y a plus un seul habitant.
— Qu’en savez-vous ?
— Mais voyons, fit-il éberlué par tant de mauvaise foi… La voie se termine en impasse, c’est sur les anciens panneaux indicateurs que nous avons aperçus.
Yeuse n’insistait pas. Certaine que des gens continuaient à vivre là-haut, isolés du monde entier, de la guerre, de la Compagnie. Ayant su utiliser les ressources locales pour lutter contre le froid et contre la faim.
— Quelle folie, quel gaspillage ! disait chaque fois le chauffeur. Pour construire ces arches il a fallu des ouvriers, du matériel…
Lorsque le soir tombait il commençait à la harceler pour reprendre le chemin du retour. Il avait hâte de retrouver ses camarades, les cantines militaires et elle aurait aimé attendre la nuit au cas où une lumière aurait scintillé de l’autre côté de la vallée indiquant la présence d’une vie.
Certains jours il y avait deux spectacles en matinée et un en soirée. C’étaient des journées exténuantes. Mais il fallait distraire les soldats qui descendaient du front et qui arrivaient en général hébétés par le bruit. C’était leur principale plainte. Le bruit, le vacarme. Les tranchées dans lesquelles roulaient les trains blindés tandis qu’au-dessus passaient les masses prodigieuses des lourdes unités grâce à des ponts de glace. Le soldat se sentait réduit à la dimension d’une sorte de parasite qui pouvait attendre sa proie des heures, des jours. Parfois il était heureux lorsqu’une attaque était ordonnée. Il échappait alors au tumulte, à cette étreinte mécanique, se retrouvait pour un temps dans l’espace dénudé entre les deux adversaires, le temps de trouver un trou pour se planquer, le temps de mourir le plus souvent.
Ils étaient là, pour la plupart en matinée, parce qu’ils voulaient surtout essayer de dormir la nuit après des semaines passées sans sommeil prolongé de plus de deux heures. Ils ne réagissaient même pas aux facéties, aux contorsions, aux tours de magie. La vue des filles nues, des scènes pornographiques n’allumait pas la moindre étincelle dans leurs yeux éteints. Au bout de quarante-huit heures, lorsqu’ils sortaient de leur stupeur, c’était très souvent pour remonter en ligne. Mais beaucoup restaient jusqu’à huit jours au repos et se déchaînaient vraiment les derniers jours. Ils voulaient monter sur scène, participer aux simulacres des scènes d’orgie. Le directeur n’avait que le temps d’actionner les herses tandis que la Sécurité Militaire intervenait à coups de matraque.
Les soirées étaient réservées aux officiers mais n’étaient guère plus calmes. Il y avait des rivalités sourdes pour la conquête des actrices, des chantages, des passe-droits. Le général n’admettait pas que le colonel couche avec unetelle et n’hésitait pas à l’envoyer sur le front si l’autre faisait la sourde oreille. Ils se déchaînaient eux aussi, lançaient des cris, sifflaient, croyaient faire de l’humour mais se montraient lourdauds. Parfois les épouses étaient autorisées à les rejoindre, une fois par mois environ, alors l’atmosphère changeait. La soirée devenait élégante, compassée et les femmes regardaient avec une horreur méprisante ces créatures qui se dénudaient. Les scènes d’orgies étaient à peine suggérées sur ordre du gouverneur de la place.
Yeuse, en dehors de ses promenades et de son travail, essayait de rentrer en contact avec Lien. Elle avait écrit à leurs amis mais en vain. Elle ignorait s’il était toujours sur le dôme de Purple Station. Si oui, comment parvenait-il à survivre si longtemps dans un froid aussi meurtrier ?
Peu à peu, ils finirent par apprendre que l’épisode de Knot Station n’était pas resté unique et que les commandos roux multipliaient leurs coups de main un peu partout. Le pirate des glaces Kurts paraissait d’ailleurs en faire autant et il n’hésitait pas à pénétrer dans la zone du champ de bataille pour s’emparer d’armes, de carburant et de vivres. C’était tout le système électronique de la Compagnie qui était gangrené, transformé en véritable passoire mais, à cause des conflits, elle ne pouvait le modifier complètement. Elle essayait de trouver des parades, de rendre les aiguillages plus secrets mais en vain. Il lui aurait fallu créer une véritable police ferroviaire avec unités d’intervention et elle n’en avait pas les moyens.
Bientôt ils allaient quitter ce cantonnement énorme pour un autre situé plus au nord et elle craignait que Lien, au cas où il la rechercherait, ne perde complètement sa trace. De toute façon comment pourrait-il pénétrer dans la zone des combats avec cet enfant ? Elle était folle de penser qu’il reviendrait vers elle. Il restait attaché à cette femelle Rousse, finirait par en mourir. Le froid et la vie précaire auraient raison de sa résistance physique et elle appréhendait d’apprendre un jour qu’il avait complètement disparu sans laisser de trace, de ne jamais être certaine de sa mort.
Tout se décida brutalement et une nuit leur train se mit en route vers le nord, surprenant chacun dans sa couchette. Depuis plus d’un mois qu’ils étaient sédentaires ils n’en avaient plus l’habitude. Certains sortirent dans le couloir pour s’informer mais le directeur, réveillé par un messager, ne put que leur répéter ce qu’il avait appris :
— On s’en va… Il y a aussi d’autres convois qui partent en même temps que nous. Je pense que l’ennemi a réussi une percée qui menace directement le camp de repos.
C’était dans l’ordre des éventualités, mais il suffisait aussi d’une lubie d’un officier général ou du gouverneur pour les expédier à l’autre bout du territoire.
Dans le milieu de la journée du lendemain ils furent attaqués par des missiles et le train fut coupé en deux. Au centre, deux wagons furent complètement détruits et le magasinier et le régisseur occupés à trier des costumes furent déchiquetés. Il fallut attendre les grues géantes pour que le convoi soit reconstitué et remis sur une autre voie. Ils apprirent qu’ils se trouvaient seulement à quelques kilomètres du front.
Le gnome qui étudiait avec régularité le champ de bataille affirma que normalement cette voie aurait dû s’en trouver à près de trente kilomètres :
— Ça signifie que le front a été enfoncé et que les Sibériens sont tout près.
Ce fut un peu l’affolement. La propagande les décrivait comme des êtres frustes, avec les traits des anciens Mongols et des mœurs aussi cruelles qui les apparentaient dans l’esprit des Transeuropéens à des Roux, mais plus sauvages encore.
— On dit qu’ils utilisent des chevaux adaptés au froid, qu’ils les transportent dans des wagons spéciaux et que lorsque le train s’arrête, les cloisons s’abattent, forment un plan incliné et que les Sibériens se lancent à l’assaut. Leurs chevaux peuvent courir à une vitesse ahurissante.
— Tu as vu ça dans un vieux film, répliqua Yeuse, moqueuse, et tu essaies de nous faire peur.
— Pas du tout, je le tiens d’un colonel qui a assisté à une telle attaque. Il paraît que ses hommes se sont enfuis terrorisés.
Autrefois il existait une race de chevaux qui supportaient de très basses températures. En deux siècles et demi ils avaient pu s’habituer au moins cinquante des nouveaux déserts glacés.
Dans la journée ils furent immobilisés sur une voie de garage et assistèrent au défilé d’une escadre entière qui descendait du nord à toute vitesse. Non seulement il y avait les superforteresses à propulsion nucléaire, mais de vieux vapeurs cuirassés datant de plus de cinquante ans qui s’époumonaient à lancer vers le ciel gris des nuages de fumée depuis leurs hautes cheminées.
À perte de vue ces convois blindés ne formaient qu’une seule masse d’acier et d’armes hérissées. Le tout évoquait la carapace d’un immense dragon.
Ils ne rejoignirent leur nouvelle affectation qu’au bout de quatre jours et nuits exténuants. Et lorsque le directeur annonça qu’une représentation aurait lieu le même soir, ce fut la révolte. Tout le monde fut d’accord pour refuser.
— Je vous en prie, supplia le directeur. Nous allons mécontenter ces messieurs. Ils attendent ce spectacle depuis des mois. Normalement nous devrions être ici depuis quinze jours et c’est l’autre gouverneur de cantonnement qui a outrepassé le délai…
— Nous ne jouerons pas, déclarèrent les acteurs.
Le directeur alla trouver le commandant qui organisait les loisirs des troupes et il revint au bout de deux heures de négociations, assez satisfait.
— Voilà, vous jouez et nous aurons des permissions pour retourner à l’arrière. Dix jours de permission, échelonnés par groupes de quatre évidemment. Tous frais payés. Nous aurons un véritable laissez-passer militaire, avec tous les avantages.
Il y eut un flottement. La moitié de la troupe restait ferme, ne sachant où aller en dehors du train-cabaret.
— Moi j’accepte, dit Yeuse, et je veux être parmi les premières à partir en vacances.
— C’est du chantage, dit le Gnome, et je n’ai aucune raison d’accepter. Nous ne sommes pas des militaires, d’ailleurs. Nous sommes en train de nous livrer à eux pieds et poings liés si nous acceptons ces permissions. Je suis surpris, Yeuse, que toi, d’ordinaire très réservée en ce qui concerne l’armée, tu cèdes aussi aisément.